Vivre avec l’incertain

Hier encore, nous étions prêts à envoyer notre première lettre de l’année 2020 autour d’un thème qui nous préoccupe et nous mobilise : la question des invisibles. Et aujourd’hui, rien n’est plus pareil. Cinq mots reviennent en boucle.

Incertitude

Hier encore, rien de ce qui se passe aujourd’hui, de ce qui se développe chaque jour n’était prévisible. Nous commençons l’essentiel de nos phrases par « Pour l’instant… ». L’insupportable litanie de ceux qui avaient prévenus, qui avaient raison avant les autres, est pesante. Aujourd’hui, le Covid 19 a changé, change et changera nos vies et notre manière d’être au monde. On reproche aux différents gouvernements de ne pas avoir prévu. On fera le point après mais là, l’heure n’est plus vraiment de savoir qui a raison mais plutôt quoi faire et comment. Alors, l’incertitude ambiante remet les pendules à zéro. Comme en physique, où l’incertitude est la quantité mesurant la limite de l’erreur éventuelle pouvant affecter une mesure. On ne sait plus trop d’ailleurs ce qu’on mesure. Au regard de quelle référence ? Dans quel pays ? Le principe d’incertitude, c’est l’impossibilité de connaître à la fois la position, la vitesse et la quantité du mouvement d’une particule. Comme le Covid 19 aujourd’hui ? Comment vivre alors même que notre monde est fondé sur la sécurisation, la planification et la gestion, par des modèles fondés sur ce qu’on connaît ? Ce qu’on prenait comme certain est battu en brèche. Alors, sommes-nous équipés individuellement et collectivement pour vivre incertitude qui nous rend si vulnérables. Au moment où nous écrivons ces lignes, Edgar Morin vient de tweeter Une des grandes leçons de la crise : nous ne pouvons échapper à l’incertitude : nous sommes toujours dans l’incertitude du remède au virus, dans l’incertitude des développements et des conséquences de la crise. Une mission de l’éducation : enseigner à affronter l’incertitude. Alors, vivre avec l’incertain ?

Disruption

Donc, hier n’éclaire plus demain. Et aujourd’hui ne nous dit rien pour après. Puisque les choses s’agencent sans régularités prévisibles. On avait, disait-on, étudié ce qui s’était passé en Chine et tiré les leçons pour gérer la possible pandémie. Sans doute, mais ce qui s’est passé en Chine ne se passe pas tout à fait de la même façon ici. On en est réduit à des hypothèses : croyance collective que ce n’était pas possible chez nous ; aucune expérience réelle d’une épidémie à grande échelle (ce que les asiatiques avaient eu, eux avec le SRAS), mutation du virus…Chercheurs, scientifiques, professionnels de santé en sont réduits à gérer au jour le jour sans repère d’analyse stable. Dans un environnement mouvant dépendant aussi de comportements humains difficilement maîtrisables (voir la stratégie de la Grande-Bretagne qui a longtemps joué sur une hypothétique immunité collective en laissant ses pubs ouverts). Alors, si hier n’éclaire plus demain, c’est la capacité à faire face sans repères fixes et partagés qui devient l’enjeu. Mais ce n’est pas une question individuelle. La stratégie d’adaptation se joue en temps réel pour des millions de personnes. Et le tout dépend aussi du comportement de chacun !

L’inédit

Ce qui se passe est donc inédit. Un des qualificatifs les plus utilisés dans les différentes interventions publiques. On utilise l’analogie guerrière mais peu d’entre nous ont connu la guerre, les bombardements, les restrictions, le confinement. Cela même nous paraissait lointain et étranger. Comme impossible chez nous. L’inédit, c’est à la fois quand c’est la première fois mais aussi quand c’était faiblement prévisible. Impensable ! Or nous n’avons aucune expérience collective, aucune procédure prévue pour une telle situation. Ou si on les a, on ne les a jamais testées en grandeur nature. Or on voit bien qu’il ne suffit pas de respecter une procédure, un mode opératoire déjà finalisé et validé. Il faut prendre des décisions avec des facteurs multiples et variables, en fonction des situations qui évoluent (différent en Grand Est et dans le Sud) et selon la manière dont chacun gère le stress (file de 300 personnes devant les supermarchés mardi matin, rayon des pâtes vidé… sauf les pâtes alsaciennes !). Avoir une action ciblée, proportionnée et potentiellement efficace alors qu’on n’a aucun modèle de référence. Et finalement peu d’influence immédiate sur les comportements individuels.

Le faire face

Alors il s’agit bien de faire face. Coping ! Mais pas uniquement de gérer cela individuellement. Il nous faut avoir une action collective pour préserver ce qui est le bien commun. En l’occurrence jouer sur les facteurs que l’on peut contrôler : la distance sociale. Puisqu’on ne peut pas agir sur le virus, puisqu’on a bien du mal à traiter les symptômes, alors la seule action est d’éviter la propagation rapide. Alors faire face ce n’est pas ici de la bravoure. Croire que l’acte de confrontation direct est courageux, c’est mettre en danger soi et les autres. Ce n’est pas du courage mais de l’aveuglement. Alors, laisser advenir, attendre que la situation soit propice pour agir. Non, ce n’est pas cela. Car on ne sait rien du déploiement éventuel. Alors ce faire-face, il est justement de ne pas faire face, se cacher, se confiner, se terrer pour que le virus ne nous touche pas. Et s’il nous atteint, que nous le gardions pour nous. En l’occurrence, le courage est de ne rien faire. Juste respirer. En attendant que les choses se passent et que les soignants soient en capacité de nous soigner. Laissons-leur le champ libre. Ce sont eux à protéger. Nous, on ne bouge plus ! Attendre le plus loin possible de l’ennemi. Se camoufler pour qu’il ne nous touche pas. Et que nous ne touchions personne.

La vérité

Le comportement étonnant voire inconséquent de certains hommes politiques montrent bien qu’il y a désaccord sur ce qui est vrai. Voir en conférence de presse le président du Brésil sur ce thème nous laisse sans voix. Les qualificatifs nous manquent. Le développement permanent de fake news en est l’illustration. C’est surtout que nous avons grandeur nature un débat sur ce qui est vrai : ce que les chercheurs pensent ? Ce que les études montrent ? Ce que les italiens font ?  Là encore, les débats sur une possible immunité collective dans les pays Anglos saxons mais aussi les comparaisons des stratégies d’autres pays nous interrogent. Certains pays asiatiques ont fondé leur action sur l’expérience de l’épidémie du SRAS en 2003 : détection systématique, confinement des malades, protection par masque de toute la population et gestes barrières. Alors, chez nous, les chercheurs affirment que le masque pour tous et la détection à grand échelle ne servent à rien. Ou plutôt qu’on n’est pas en capacité de le faire ? Ou que c’est trop tard et que l’urgence n’est plus là ? Sans doute un peu tout cela vue les évolutions du discours public à ce sujet. Le problème n’est pas de savoir ce qui est vrai mais bien d’en déduire la stratégie adéquate. Et on perçoit un consensus scientifique approximatif. La vérité se construit au jour le jour face à l’inédit. Alors, nous ne savons pas à cette heure qui a raison. Nous savons seulement que la science est en débat sous nos yeux : toute vérité scientifique n’est vraie que jusqu’à ce que le réel démontre le contraire. Nous faisons la découverte de la contingence en direct live. D’où le développement de croyances complotistes multiples. Donal Trump le dit lui-même « La preuve que j’ai raison, les américains me croient ». Quand nous disions il y a quelques jours à des collègues que la situation était grave, on nous répondait régulièrement que nous étions pessimistes. Est-ce la question ? Nous observions juste les courbes mises à disposition. Et comme, notre travail aussi, c’est de nous intéresser aux biais cognitifs, à la manière dont on transforme en comportements ce que l’on nous dit, nous avons devant nous un sinistre terrain d’analyse. Une chose semble néanmoins certaine : le virus ne pourra se développer que si nous lui servons de messager. Alors, restons-chez nous !

Alors dans ce contexte, continuer à penser, produire des propositions, s’intéresser à tous ceux qui vont se sentir encore plus à écart (pour rester chez soi, il faut avoir un chez soi, pour faire du télétravail, des conditions minimums sont requises), nous avons décidé de publier cette lettre. Car nous sommes persuadés que ce moment peut aussi générer une accentuation de la marginalisation et de la précarité. Même s’il nous obligera aussi à des transformations multiples. Car si le virus ne sélectionne pas en fonction de nos situations, nous ne sommes pas tous protégés de la même manière.

Restez chez vous et prenez soin de vous. Et de nous tous.

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