– Mais prends un peu le temps de réfléchir…

Chloé se rappelait régulièrement cette remarque de sa mère. Et sa réponse.

– Réfléchir, mais je n’en dors plus la nuit

Alors elle avait fait un break avec la fac et le Big Data. Le monde des données, fascinant et menaçant. Elle voyait aujourd’hui plutôt le côté sombre de cette force….elle avait lu beaucoup de choses sur les arrière-cours peu reluisantes du Big data, les fermes à clics, les traducteurs payés au mot, les nouveaux esclaves invisibles du Net qui nous facilitaient la vie : pas la leur. Et elle ne souhaitait pas apporter cette contribution au monde. Alors quand l’occasion s’était présentée, elle n’avait pas trop réfléchi (surtout pas). Elle se rappelait les propos de sa mère…

– On ne part par sur un coup de tête… Qu’est-ce que tu vas faire si tu ne finis pas tes études ?

Et sa réponse…

– Maman, je sais qu’il faut gagner sa vie. On vient de me proposer le remplacement d’un congé maternité dans une entreprise d’insertion qui travaille sur la rupture numérique dans les territoires. C’est un mini bus itinérant. Il y a peut être un emploi à la clé. J’ai rencontré les gens. 

Ça lui avait dit d’essayer. Et là, elle entamait son cinquième mois. L’essentiel de son activité était d’aller à la rencontre de personnes un peu isolées, soit géographiquement, soit socialement. Elle avait à la fois des permanences en milieu rural mais également des interventions en zones urbaines. Au début, elle aidait surtout les personnes à gérer les questions administratives par internet (créer des comptes, envoyer des mails, consulter son compte…) mais cela avait progressivement pris une autre dimension. Elle avait fait des rencontres de personnes qui venaient échanger avec elle quand elle venait sans nécessairement avoir besoin de son appui technique. Ce qui était étonnant, c’était justement la variété des personnes : très jeunes ayant quitté l’école, cadres en recherche d’emploi, personne âgée qui veut se mettre à internet…Dorénavant, quand leur minibus arrivait (ils intervenaient en équipe de 2), on les attendait. C’était plaisant, riche, elle se sentait utile. Sa mère lui demandait ce qu’elle envisageait plus tard mais Chloé n’avait pas envie d’envisager, justement. Elle profitait et apprenait. Elle se découvrait autrement face à ces personnes à la fois vulnérables et fortes. Cela convenait. On verrait plus tard. Jusqu’à présent, les contraintes administratives avaient été réduites. Et cela lui allait bien. Mais elle sentait quand même que la structure était fragile, malgré l’utilité du service rendu. L’argent public était sans cesse en question et son directeur cherchait comme il pouvait à trouver des financements pour poursuivre l’activité. Il avait d’ailleurs embauché un coordinateur technique en charge de développer d’autres projets. Il voulait d’ailleurs la voir pour échanger avec elle. Cet échange se déroula un soir alors qu’elle venait de ramener le bus après une longue route à travers le département. En y repensant après, elle pris conscience que le dialogue s’était mal engagé..

– J’ai vu que tu étais une spécialiste des données. 

Chloé avait été surprise. Elle ne voyait pas trop le lien.

-Oui, mais c’était avant. Là, je me suis éloigné de tout cela. C’est très exigeant techniquement. Et nécessite une veille permanente.

-Oui, mais nous, on n’a pas besoin d’une experte. On veut juste quelqu’un qui soit capable de concevoir des outils numériques…

-Des outils numériques ?

-Oui, si on veut se positionner sur certains marchés, il nous faut à minima une plateforme…c’est de plus en plus exigé. Tu pourrais faire cela ?

Chloé ne sut pas quoi répondre. Elle bredouilla

– Une plateforme ? Mais pourquoi faire ?

-Ben, d’abord, on n’a pas le choix, il faut qu’on montre que l’on investit le numérique et qu’on est capable de concevoir des produits. Il faudrait d’ailleurs voir comment cet outil peut nous permettre de capter des publics …

-Capter des publics ?

-Oui, les repérer, et pouvoir les suivre et leur proposer un service. C’est un des enjeux du moment. Repérer les invisibles, les suivre et les convaincre…

Ensuite, Chloé ne se souvenait plus très bien de ce qu’elle avait dit. Les mots l’avaient étonnée. De quoi parlait t-on ? De parts de marchés ? De tableaux à incrémenter ? De performance ?

Ou s’agissait-il de personnes ? Elle ne savait plus trop ce qu’elle avait répondu. Sans doute qu’elle allait réfléchir…

Elle en parla à son collègue Rémi qui leva les yeux au ciel. 

-Bienvenue dans la nouvelle startup sociale ! Chasser les invisibles ! C’est mieux que détecter les nuisibles ! Qu’est-ce que tu veux ? Il faut bien alimenter la machine ! Laisse faire ! Ce n’est qu’une nouvelle tendance sémantique. Les gens qu’on rencontre, eux, ils sont les mêmes..non ?

-On ne pourrait pas juste faire ce qui est utile ?

-Ce qui est utile ? Pour qui ? L’utilité se mesure dans notre monde moderne. Il nous faut des indicateurs, des capteurs, des données…

-Des données ? ciel, moi qui croyait y échapper !

Elle se résolu à laisser du temps passer, à regarder comment les choses pouvaient évoluer. Elle ne savait pas trop à qui en parler. Alors, elle repensa à Bo avec qui elle n’avait pas échangé depuis longtemps. Elle lui raconta ses joies et ses peines, ses enthousiasmes et ses doutes. Il l’écouta avec attention, comme toujours. Mais elle voulait avoir son avis.

-Que dois-je faire ?

-Pourquoi devoir ? Il n’y a rien que tu dois. Réfléchis plutôt à tout ce que tu peux dans ce qui s’ouvre. Rien n’est écrit.

Elle resta songeuse. Après avoir raccroché, elle chercha à comprendre ce que cela voulait dire, ce que tu peux dans ce qui s’ouvre…elle entendit son téléphone vibrer. C’était BO. Un SMS énigmatique comme à son habitude.

Avant un virage, il y a une amorce, le moment où on sent que cela va tourner sans voir vraiment l’intégralité de la route à venir. Tu y es. Cela peut être une plaine escarpée ou un paysage merveilleux. Tu ne le vois pas encore. Prends le virage avec soin et ouvre les yeux. La vie est là.

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