Par Agnès HEIDET et André CHAUVET

Mélimane a 12 ans. Elle se désolait hier qu’une de ses copines ne la « calculait » plus. Pire que pire, elle ne l’avait pas acceptée sur sa liste Snapchat ! Elle fait comme si je n’existais plus ! Qu’en dire ? C’est le quotidien de beaucoup d’adolescents quand le regard des autres conditionne leur humeur. Rien de neuf, nous direz-vous sauf que les réseaux sociaux en accélèrent les effets, utilisant jusqu’à l’extrême, l’importance de la reconnaissance comme marqueur existentiel. Et la fragilité de ces périodes peut provoquer bien des dégâts notamment quand ce qui se dit sur soi est non seulement non maîtrisable mais injuste et violent. La visibilité serait donc une norme sociale incontournable. Vraie pour les entreprises soumises aux rudesses de la mondialisation et de la concurrence exacerbée, elle deviendrait progressivement, sans que l’on n’y prête attention, un enjeu personnel d’affiliation ou de relégation. Être invisible ?

De multiples mouvements sociaux, ici et ailleurs, ont remis cette question de la visibilité au cœur du débat démocratique symbolisé également par le film « Les invisibles de la république ». Une partie importante de la population serait hors des radars, éloignée de décisions politiques centralisées qui impactent son quotidien sans qu’elle se sente impliquée dans le processus de décision. Les raisons en sont multiples, à la fois contextuelles et historiques et l’objet de cette contribution n’est pas d’en faire l’analyse. On perçoit néanmoins une réinterrogation de politiques généralisantes, pensées d’en haut et fort éloignées des préoccupations à la fois singulières et locales. On repère vite que la question du « pour tous » relève plus du slogan que de la réalité.  Tout cela peut s’élargir au problème plus ancien et majeur du non recours au droit. Ce n’est pas parce que des droits existent que les personnes les connaissent ou qu’elles s’en servent. Ce n’est pas parce que des dispositifs dédiés sont mis en œuvre qu’ils touchent les publics. 

Du coup, la notion d’invisibles est apparue (la sémantique n’est pas neutre) dans un appel à projets qui s’inscrit dans le cadre du plan d’investissement dans les compétences (PIC) visant à former un million de demandeurs d’emploi peu ou pas qualifiés et un million de jeunes éloignés du marché du travail. Il s’agit, non seulement, de renouer le contact et de favoriser une remobilisation des publics invisibles, mais aussi d’assurer, à l’issue de cette phase, le relais vers une étape adaptée au parcours en construction. Les actions de cet appel à projet visent à « capter » les publics invisibles, avec une démarche d’« aller vers » la personne dans son environnement. La dimension de « raccrochage » et de sécurisation du parcours vise ensuite à convaincre les publics identifiés qu’une solution concrète et adaptée existe.

Un enjeu individuel et collectif majeur

Le moment que nous traversons collectivement nécessite parfois un pas de côté pour mieux investir ce qui est notre objectif partagé : permettre à tout un chacun de conduire sa vie au mieux et de s’insérer professionnellement. On peut s’accorder sur l’objectif suivant issu de cet appel à projet. 

« …promouvoir une approche différente, qui part des personnes, des difficultés qu’elles rencontrent et des projets qu’elles conçoivent plutôt que des dispositifs et des logiques administratives…encourager les partenariats et les coopérations, à l’échelle des opérateurs comme à celles des institutions… »

Des questions en arrière-plan

On perçoit pourtant, à la lecture attentive de ces cahiers des charges et des propositions qui en sont issues, qu’un certain nombre de questions peuvent se poser. Tout cela interroge la manière dont :

  • Nous considérons, portons attention aux personnes à qui ces dispositifs sont dédiés : s’agit t-il d’identifier des freins et de les lever ? Ou de considérer que toutes les personnes ont des ressources et qu’il s’agit de trouver les contextes propices ? On se focalise souvent, soit sur des difficultés à lever, soit sur des projets à initier. N’y a-t-il pas une alternative féconde à imaginer des contextes facilitants, mobilisateurs dont des projets pourraient émerger sans qu’ils soient préalables ?
  • Nous pensons les causes des difficultés et les leviers pour les identifier et les lever autour de diagnostics qui risquent de renforcer le sentiment d’impuissance (on touche là aux limites et aux dérives actuelles du concept d’employabilité)
  • Nous avons pensé la mobilisation et l’engagement jusqu’à lors dans le champ de la formation tout au long de la vie : projet…formation …emploi dans une linéarité d’un autre temps
  • Nous construisons et imaginons les scénarios de sensibilisation du public et leur participation dans la formation mais également la place des lieux et des territoires
  • Nous cherchons à capter ce public puis à la convaincre. Là encore la sémantique est terrible : repérer…capter…sécuriser. Nous saurions à priori ce qui est bon pour les personnes et il suffirait de construire une argumentation pour qu’elles se laissent convaincre du bien-fondé de nos dispositifs

Or dans ce moment où l’énergie collective et les moyens sont présents, il s’agit de réfléchir ensemble sur comment mobiliser ce public éloigné de nos systèmes au regard des transformations en cours. Et il ne s’agit pas seulement de le rendre « visible », de savoir où il se trouve mais plutôt de mieux comprendre pourquoi nos propositions jusqu’à ce jour ont eu peu d’écho.

Des risques

Il y a aujourd’hui plusieurs risques :

  • Se contenter de rajouter un peu de numérique et de multi modal pour prendre en compte les nouveaux usages sans changer les conceptions et la posture
  • Faire toujours plus de la même chose
  • Prédéterminer dans des ingénieries rigides et programmées ce par quoi on veut que les personnes passent, ce qu’elles doivent faire et penser
  • Mobiliser son énergie sur des réflexions sur le contenu des formations, des métiers alors que les processus d’engagement et de persévérance sont de plus en plus liés aux contextes
  • Confondre plusieurs notions : être intéressé par… / se décider à….s’engager / à….persévérer

Quelques réflexions

Alors, pour ouvrir le débat, quelques réflexions qui n’ont rien de théorique et qui sont au contraire ancrées dans les travaux de terrain que nous initions ou accompagnons. On peut aujourd’hui enfin sortir d’une stratégie de catégorisation du public autour du « lever des freins périphériques » pour développer des contextes apprenants…autour d’une présomption de compétences : les personnes ont des ressources, à nous d’en faciliter la mobilisation dans des contextes propices. C’est la meilleure manière de permettre la mobilisation du pouvoir d’agir de chacun. Le nôtre aussi. On peut aussi laisser de côté notre focalisation collective sur le fait que des secteurs porteurs deviendraient, si on les présente de manière favorable, des projets professionnels à long terme. La réalité est plus complexe et les logiques adéquationnistes, même repackagées avec un peu d’algorithmes, ne changent rien à l’affaire.

C’est en situation que les personnes statueront. Mais il est essentiel qu’elles perçoivent un bénéfice à cet engagement (aller vers quelque chose qui a de la valeur pour elle et pas nécessairement perçu ainsi par nous). C’est aussi une des conditions pour qu’elles nous fassent confiance (à nouveau peut être). 

Si on déplace légèrement notre focale moins sur les contenus et plus sur les contextes et les processus, nous avons une responsabilité dans l’ingénierie sur plusieurs plans.

Une ingénierie des contextes

Sont-ils : attractifs ? apprenants ? mobilisateurs ? solidaires ? non jugeants sur les personnes ? rigoureux et exigeants ?

Plus précisément, s’intéresser aux contextes, c’est réfléchir sur :

  • Les modalités : sont-elles compatibles avec les nouveaux usages du public et les objectifs visés en terme de compétences à développer ?
  • Les lieux : sont-ils accueillants, flexibles, multimodaux, transformables, appropriables ?
  • Les temps : comment varier le rythme et instituer une dynamique où la surprise alimente la curiosité ?
  • Les scénarios pédagogiques : comment les rendre expérientiels, simples, rythmés, appropriables, utilisant la dimension métaphorique ou le jeu ?
  • Les personnes et leurs pairs : comment utiliser au mieux l’impact du travail coopératif et de la recommandation ?

Écouter vraiment

Mais la notion d’invisibilité nous renvoie à une question plus existentielle de reconnaissance. Chacun se sent-il reconnu, légitime tel qu’il est ? Ou doit-il changer pour être conforme aux attentes sociales ? Si un certain nombre de personnes s’affranchissent de nos dispositifs, n’est-ce pas aussi pour se mettre à l’abri de pressions multiples qui les renforcent dans le sentiment qu’on porte le regard sur ce qui leur fait défaut plus que sur ce qu’ils sont en capacité de mobiliser. Alors, plutôt que chercher à les détecter, les sécuriser, les convaincre, n’a-t-on pas collectivement à réfléchir d’abord aux modalités de notre propre écoute. Les écouter plutôt que les rendre visibles ?

Dans le très beau roman d’Erri de Luca, Monteddio, il y a cette phrase superbe : « Maria dit que je suis bien là, moi, et voilà que je m’aperçois moi aussi que j’existe. Je me pose la question : je ne pouvais pas m’en apercevoir tout seul que j’existais ? Il semble que non. Il semble que ce doit être quelqu’un d’autre qui le signale. »

Alice, 4 ans, en fait l’expérience dans l’espace de jeux d’enfants dans le jardin public. Elle s’acharne à chercher à attirer le regard de sa mère qui consulte son smartphone sans lui prêter la moindre attention. Elle ose, risque, tente cherchant désespérément une attention même fugace. Alors elle tombe et pleure. Et la phrase couperet tombe : « Tu ne peux pas faire attention ? »

Faire attention ? Peut-être porter attention à ce qui ne se voit pas parce qu’on ne le regarde pas. Et écouter ce qu’on a à nous dire qu’on n’entend pas parce qu’on ne l’écoute pas ?

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