La canicule avait été brutale. On était juste passé d’un printemps pluvieux et grisâtre à une chaleur dense, sans air, rendant tout effort fatigant. Le métro était un tunnel étouffant et la plupart des gens se réfugiaient dans les zones commerciales climatisées. Chloé avait terminé son stage de Master depuis plus de 15 jours déjà et cela ne l’avait pas vraiment éclairé sur la suite à donner à ses études. Elle avait rêvé de Big Data, de données à agréger, de calculs à composer, de prévisions à analyser…elle aimait les chiffres, et ces derniers le lui rendaient bien. C’était son univers. Mais entre la recherche, les calculs pour apprendre, les données virtuelles, les études fictives…et le vrai monde, il y avait un écart. Un abîme plutôt. Et dès le premier jour de son stage, le doute avait fait son chemin jusqu’au plus profond d’elle même. Des données oui, mais pour quoi faire ? Pour prédire la consommation des ménages ? Pour augmenter la dépendance énergétique en incitant à une sur utilisation de vidéos en lignes qui réchauffent la planète ? Pour anticiper les désirs que les gens n’ont pas encore, pour fabriquer des services dont ils n’ont aucun besoin ? Tout cela lui était apparu au grand jour, sans fard, porté par le discours d’un jeune startupper ambitieux, sûr de lui et tout entier dédié à son affaire. La faible préoccupation de ces créateurs aux impacts de leur création l’avait frappée. Et la future Data Scientist qu’elle se préparait à être se devait d’être au service de cette conception. Pas nécessairement lui disaient ses collègues étudiants optimistes. Il y a des niches solidaires argumentait un autre. Ces niches étaient bien cachées. Alors, elle était résolue. Un échange par SMS avec BO, son ami, l’avait réconfortée. Rien n’était écrit. Et la vie est à vivre. Pas à planifier. Oui, joli slogan, mais comment on en parle à sa mère qui croit dur comme fer que les études sont la seule voie, le sésame, le laisser passer ? Tous les autres n’auront que les miettes. Pour une gauchiste ex soixante-huitarde, c’était une conversion pas banale. Les conséquences de désillusions ? Bon, on en parlerait ce soir…
Chloé n’avait pas eu besoin de préambules. Dès qu’elle était rentrée dans l’appartement sa mère l’avait gentiment sollicitée.
— Chérie, je sens que ça ne va pas trop en ce moment. Des soucis…
Chloé n’hésita pas. Elle avait confiance en sa mère.
— J’avoue que je suis un peu découragée. Ce stage m’a perturbé et je ne sais plus trop où j’en suis ?
— Et alors, ça donne quoi concrètement ? Tu fais quoi maintenant ?
— Je crois que je vais arrêter…ce monde n’est pas pour moi….
Sa mère ne paru pas vraiment surprise. Elle resta silencieuse un moment.
— Pourquoi renoncer si vite. Ce n’est qu’une expérience. Il y en aura d’autre. Ce n’était qu’un stage…
— Non, c’est autre chose…tant que c’était des études, j’avais du plaisir…mais là, c’est autre chose…les chiffres et les données sont au service de quelque chose ou de quelqu’un. Et je n’aime pas du tout ce quelque chose…
— Mais tu découvres cela maintenant ? Tu n’aurais pas pu y penser avant ?
— Tu crois vraiment qu’on a le temps de penser à cela avant. Quels repères on a ? Qu’est ce qu’on sait de ce à quoi tout cela sert ? On le découvre…et moi, ça ne me plait pas… j’ai envie d’autre chose…
— Autre chose mais quoi ? Tu as un projet ? Tu vas faire quoi maintenant ? Tant que tu es étudiante, tout est calé, organisé. La sécu, le resto U et tout cela. Si t’arrêtes, il se passe quoi ?
— Maman, ce n’est pas si j’arrête, j’arrête et on verra quoi faire.
— Mais prends un peu le temps de réfléchir
— Réfléchir, mais je n’en dors plus la nuit
— On ne part par sur un coup de tête…
— Maman, tu te rappelles ce que tu m’as dit quand papa et toi vous êtes séparés ?
— Je ne vois pas ce que cela à à voir avec l’arrêt des études ?
— Ah non, tu ne vois vraiment pas. Alors, je te le rappelle au cas où la mémoire te manque. Tu m’as dit : « Il y des moments où il faut arrêter, même si c’est dur, car on sent que cela ne peut qu’empirer ». Tu m’as dit on sent, et pas on sait. Donc là je le sens et c’est inexplicable mais évident.
— Oui, mais toutes ces études pour rien. Tu te rends compte les sacrifices que tu as fait. Tout cela pour rien…
— C’est quoi rien ? Tu penses que notre expérience ne sert à rien…BO dit toujours qu’on ne sait jamais à l’avance ce qui va nous être utile ou pas. Qu’il faut arrêter de vouloir prédire car alors on a peur de tout…
— Tu ferais mieux d’arrêter d’écouter ce chinois. Je trouve qu’il a une mauvaise influence sur toi…
— Maman, Bo est français , il est né à Sarcelles. Il est juste plus tranquille que la majorité des étudiants que je côtoie. Et de leurs parents…
— Oui, mais toutes ces belles idées, cela ne te fera pas vivre…tu crois que c’est facile dehors. Qu’on te tend les bras. Qu’on attend que toi. C’est dur dehors ! Il faut se battre pour se faire une place. Qu’est ce que tu vas faire si tu ne finis pas tes études
— Maman, je sais qu’il faut gagner sa vie. On vient de me proposer le remplacement d’un congé maternité dans une entreprise d’insertion qui travaille sur la rupture numérique dans les territoires. C’est un mini bus itinérant. Il y a peut être un emploi à la clé. J’ai rencontré les gens. Ça me dit d’essayer.
Sa mère resta silencieuse un instant….
— Oui, mais cela te donnera quelles perspectives ?
— Les perspectives, elle ne se donnent pas à l’avance. Elles se façonnent.
— Tu es toujours aussi idéaliste…
— C’est un peu ta faute aussi. Tu te rappelles que tu m’as fait découvrir Thoreau. Tu sais. Je l’ai relu l’autre jour. Il y a une analyse qui m’a frappée. Il parte de l’otium, de tripalium, de négotium… sais-tu que le terme négoce renvoie à l’idée d’une privation. Qui empêche. Je ne veux pas d’une vie où le négoce empêche la vie, où le travail empêche la solidarité. C’est toi que me l’a appris. Et c’est la faute à Thoreau.
— Oui, mais Thoreau c’est un philosophe qui énonce des principes mais qui se garde bien de les défendre pour tous. C’est d’abord un égoïste !
— Chacun fait comme il peut…
— Bon OK, donc, tu arrêtes la fac. Et si je comprends bien, le truc, l’urgence, c’est d’avoir une voiture puisque maintenant tu vas devoir gagner ta vie….
Chloé se rappela BO. Il y avait une autre voie. Une voie avec toutes sortes de voies. Qui n’étaient pas écrites. Elle savait les risques de tenter le chemin. Elle sentait la nécessité de ne pas vivre dans la résignation. Si on ne tire pas sur une fleur pour la faire pousser, on doit veiller à ce qu’elle ait suffisamment d’eau pour ne pas faner sans fleurs, sur place.
Il faut être perdu, il faut avoir perdu le monde pour se trouver soi même. HD Thoreau